Marchall relit cinq fois la signature .
Une fois avec une sorte d'hébétude, une seconde fois avec méfiance, une troisième avec
intérêt , une quatrième avec surprise et une cinquième avec une émotion naissante.
Bonaparte ! À côté de ce nom, une année dont le mois est illisible : 1798.
1798 ! C'est l'année de la campagne d'Égypte . Marchall réfléchit .
- « Qui t'a donné cette lettre ? » demande-t-il.
Sans perdre un instant sa sérénité, le vieil Arabe répond le plus naturellement du monde :
- «C'est le général Bonaparte qui l’a donné à mon père, et mon père en mourant m'a chargé
de te la remettre en main propre.»
Pressé de questions , le vieil homme raconte l'histoire incroyable mais vraie , qui fait qu'en
cette année 1915, il remet au capitaine Marchall une lettre confiée à son père plus d'un
siècle auparavant . En 1798, Bonaparte , alors en pleine campagne d'Égypte , l'adresse à l'un de ses officiers , le
capitaine Marchall . Il la confie à l’un des Arabes récemment ralliés à sa cause , le cheikh
Maluk , âgé de 22 ans. Celui-ci arrive trop tard et ne trouve pas le destinataire . Frappé sans
doute par le magnétisme qui émanait du futur empereur , il a peur de retourner vers lui pour
lui dire qu'il n'a pas accompli sa mission . Alors, toute sa vie , il n'aura qu'un but , qu'une
obsession , remettre sa lettre au capitaine Marchall .
À sa mort, en 1874 , il a 98 ans , et fait jurer à son fils qui en a 48 , de remplir sa mission , et
à intervalles réguliers des années durant - et sans chercher à comprendre - celui-ci viendra
au fortin demander si le capitaine Marchall est là .
Pendant 41 ans , Maluk , fils du cheikh allié de Napoléon Bonaparte , viendra frapper à la
porte pour se décharger de la mission que lui a confiée son père. Et 41 ans plus tard, par un
hasard que seules les lois de la destinée peuvent inventer , ce vieillard 89 ans remet en main
propre , à l'arrière petit-fils du capitaine Marchall , capitaine lui-même , la lettre adressée à
son aïeul par Bonaparte ! La mission est accomplie après plus d'un siècle ; La lettre est remise en main propre, un jour
de 1915, dans le désert du Sinaï , à cet homme qui , au milieu de 35 soldats , attend la mort
avec courage.
Le capitaine Marchall reprend péniblement la lecture du message :
« mon cher Marchall ; immédiatement après réception de cet ordre , que je vous envoie par
un jeune indigène , vous déterrerez les provisions et les munitions enterrées sous le fort .
Après avoir pris ce dont vous aurez besoin , détruisez l'excédent et retirez-vous en direction
de la frontière égyptienne . Des trois routes qui existent , ne prenez aucune des routes
côtières . Marchez sur la route centrale en descendant droit à travers le désert . Conservez
comme la prunelle de vos yeux la carte ci-jointe, qui indique l'emplacement des points d'eau.
Signé : Napoléon Bonaparte »
À haute voix , le capitaine murmure : « c'est effrayant ! » , mais devant un tel signe du
destin, comment douter de sa bonne étoile ? il fait donc creuser aussitôt la cour du fort et
découvre effectivement des vivres et des munitions. Ce ne sont pas celles déposées par
Bonaparte , mais par les Allemands et les Turcs, juste avant l'avance des alliés . Peu importe,
ce sont des vivres et des munitions.
L'officier décide alors d'utiliser le plan joint à la lettre et de tenter son va-tout . Celui-ci , se
dit-il , est peut-être encore utilisable sur le terrain ; dans le desert, les choses évoluent si
lentement .
Profitant que le jour n'est pas encore levé , les 36 hommes vont donc emprunter dans le plus
grand silence un sentier à travers les rochers qui va les conduire sur l'ancienne route désignée par Bonaparte , comme étant celle de la liberté . Toujours grâce au plan , ils vont
ensuite retrouver les points d'eau qui leur permettront de progresser dans le désert et de
retrouver les troupes alliées. Au moment de quitter le fort, le capitaine Marchall a un élan irrésistible . Il embrasse le vieil
homme tout ému lui-même d'avoir pu , enfin , accomplir la mission dont son père l'avait
chargé . C'est une bien étrange accolade.
- « En me remettant la lettre, dit le vieillard, mon père me donna 2 pièces d'or. C'est le prix
du service rendu , me dit-il , ne les dépense que si tu remplis la mission dont m'a chargé le
grand pacificateur . Je vais les donner à mon petit-fils, il veut faire ses études à Paris. Je lui
dirais d'aller te rendre visite. »
L'histoire ne dit pas si l'arrière petit-fils du cheikh Maluk a rendu visite à l'arrière petit-fils du
capitaine Marchall . Il est cependant étonnant de penser qu'aujourd'hui, en 2006, un homme
puisse dire : « C'est grâce à une lettre de Bonaparte que mon arrière grand-père a pu, en
1915, se replier sans dommage dans le désert...Car la piste était sûre, et les points d'eau
toujours là ».
Quoi que l'on pense de Napoléon Bonaparte aujourd'hui , il faut bien reconnaître qu'il ne
laissait jamais aux hasard les détails de sa stratégie militaire.
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